Prose réflective: partie 2

Par Nicolas Girouard

Introduction : les multiples facettes de la nostalgie

Ce qui m’a surpris le plus, c’est d’apprendre les multiples facettes de la nostalgie. À son sujet, je ne me doutais pas qu’il pouvait y avoir tant de définitions et d’utilités différentes. Quoique j’aie déjà ressenti de la nostalgie, notamment pour un temps où je n’avais pas autant de responsabilités qu’aujourd’hui, je n’aurais jamais pensé effectuer un travail la concernant, ni même de me poser des interrogations à son sujet. Dans ce processus d’apprentissage qu’a été l’École d’été à Berlin 2019, j’ai été étonné de constater que la nostalgie pouvait concerner une époque qu’on n’a pas connue de notre vivant. Dans ce cas, on parle plutôt d’une forme d’appréciation à un temps idéalisé. C’est d’ailleurs une stratégie de marketing fréquemment employée que soutient Oren Meyers, dont il sera question plus tard. Pour le cas de l’ex-RDA, soit pour les habitants de l’ex-Allemagne de l’Est, il est question de l’« ostalgie ». L’ostalgie, une forme particulière de nostalgie, est un terme qui désigne « un regret amer-doux pour la vie sous la République démocratique allemande [nommée également RDA] ». Il ne s’agit pas uniquement de la nostalgie du système communiste, mais aussi de celle des habitudes de consommations, du mode de vie, ainsi que des produits culturels qui occupaient le quotidien (Demesmay, 2006, p.3).

Initialement, je croyais que, pour le cas de l’ex-RDA, l’ostalgie provenait d’une réaction aux enjeux actuels, notamment le chômage et la hausse des loyers. D’une certaine façon, ces difficultés viendraient d’une déception vécue depuis l’unification des deux Allemagnes dans le même sens défini par Claire Demesmay dans « La mémoire de la RDA : nostalgie d’une époque révolue ou besoin de reconnaissance ?». Plus précisément, il s’agit du sentiment de ne pas être représenté par le gouvernement central (Ibid, p.24) et d’être délaissé par les entreprises qui ne sont pas encouragées à s’installer dans l’ex-RDA, d’être délaissé par l’État, notamment avec la loi Hartz IV sur la fusion des programmes de l’aide sociale (qui se voit conséquemment diminuée), etc (Ibid, p.15). J’ai vu par la suite qu’il s’agissait non seulement de cela, mais plus globalement d’une appropriation à proprement parler.

Le phénomène d’appropriation

La définition de Jonathan Bach sur l’appropriation me semble assez pertinente:

« The term appropriation is often used in English to express taking something at another’s expense, a forceful transfer of proprety that is in some way illegitimate or at least morally questionnable »

Bach, Jonathan. What remains: Encounters with the Socialist Past in Germany, New York, Columbia University Press, 2017, p.7-8

Typiquement dans le domaine anthropologique, l’appropriation culturelle se définit comme un processus où un objet considéré sacré par une communauté devient un simple gage d’exotisme par une autre qui se l’approprie (Bach, p.7-8). Cette définition décrit avec justesse ce que j’ai remarqué dans les boutiques du type « attrape-touristes » en République tchèque où des répliques bon marché des vaisselles et sculptures en cristal de Bohème étaient vendues. Traditionnellement, le travail sur verre représente une activité économique liée à une tradition culturelle historique. Un tel objet possède donc un certain mérite soit par la fabrication de l’artisan ou par celui qui en fait l’acquisition. Toutefois, avec le phénomène du tourisme de masse, cet objet « sacré » (au sens large et non dans sa stricte définition religieuse) a été réapproprié en simple commodité d’échange économique. Ainsi, de pâles copies produites à la chaîne sont vendues dans les attrape-touristes. Ce processus dévalorise donc un objet culturel traditionnel où le sujet est ramené vers le bas ; on le dépouille de sa valeur « sacrée ».

Ce phénomène d’appropriation s’observe également dans l’ancienne Allemagne de l’Est. Dans ce cas-ci, ce sont les objets habituels qui composaient la vie quotidienne de l’ex-RDA qui deviennent alors de nature triviale. On peut par exemple remarquer cette appropriation commerciale à des points touristiques forts tels qu’au Checkpoint Charlie où de multiples répliques de chapeaux et d’uniformes soviétiques sont vendues. Ainsi, dans la culture populaire, la perception qu’on a de ces objets, par le fait d’être dégradée en souvenir pour les touristes, devient alors kitsch. Ce phénomène d’appropriation matérielle de l’ex-RDA s’incruste plus globalement dans le concept d’appropriation de territoires au sens large (territoire physique dans le sens politique du terme, mais aussi un territoire culturel et social). Dans ce sens, il est question de l’appropriation de la RDA par la RFA (République fédérale d’Allemagne) dans la création de la nouvelle Allemagne. Cette nouvelle Allemagne, calquée sur la RFA, a donc imposé son identité et son mode de vie aux habitants de l’ex-Allemagne de l’Est. Ceux-ci n’ont eu d’autre choix que d’adopter les nouvelles institutions (Demesmay, p.13). Pourtant, suivant « l’assimilation », il y a eu une identité post-RDA qui a émergé en s’ancrant dans le vestige nostalgique du régime soviétique. Toutefois, cette quête d’identité post-RDA ne s’est pas produite au lendemain de la chute du Mur. Cela a été un processus plus long.

Comment l’identité post-RDA s’est-elle créée ?

L’émergence d’une identité sociale et culturelle post-RDA est un phénomène assez récent et progressif dont l’affirmation est lente. Dans cette création d’identité, les productions culturelles cinématographiques et télévisuelles sont des facteurs décisifs, comme l’affirme Joseph Jozwiak (Jozwiak, 2006, p.781). Dans cette optique, on peut, entre autres, citer l’exemple de Good Bye Lenin!. La parution du film a permis d’illustrer au grand public la vie sous le régime de la RDA tout en permettant un dialogue critique avec la société capitaliste de l’après-unification. Timothy Barney dans « When We Was Red » affirme d’ailleurs l’importance de ce film dans la création d’une identité ostalgique pour la même raison que Jozwiak (Barney, 2009, p.135). Mais il demeure toutefois une question : pourquoi cette identité a-t-elle eu besoin de se créer en premier lieu ? Sur ce sujet, Jozwiak rapporte que la double colonisation de l’Allemagne, soit par le régime soviétique puis par la RFA lors de l’unification, serait un facteur clé dans l’affirmation de cette identité (Jozwiak, p.781).

Comment définit-on cette « colonisation » ?

Dans ce contexte, on définit la colonisation comme étant la dépossession de sa culture native. Ce terme emprunté de Christopher Dieckmann par Jozwiak désigne la disparition de la société politique, économique et culturelle de l’Allemagne de l’Est par la surimplémentation de la société de l’Ouest (Ibid, p.781). Plus précisément, l’unification s’est donc effectuée sans véritablement considérer les enjeux de l’Est. Elle n’a cherché qu’à conserver le mode de vie de l’Ouest, notamment ses institutions, son système économique et ses lois. Conséquemment, les habitants de l’ex-RDA se sont retrouvés dans une nouvelle société dans laquelle ils éprouvaient une certaine perplexité due à une perte de points de repère. Sociologiquement, il est question de se trouver subitement dans un nouvel habitus, au sens « Bourdieuéen » du terme, complètement différent du leur (Bourdieu, 1972, p.267). Par habitus, je sous-entends un ensemble de règles, de dispositions sociales, de codes de conduite, d’habitude de vie, de savoir-faire, de perceptions et de manières qui sont partagés dans un milieu social composé d’individus apparentés. Comme exemple, il peut être question de l’habitus d’un milieu de travail, comme le milieu académique, d’un groupe ethnoculturel ou même au sein d’une classe sociale. C’est ainsi que, dans le cas de la nouvelle république qui a supposé que les habitants de l’Est se plieraient à ses nouveaux systèmes proprement calqués sur ceux de la RFA, on parle d’une dépossession apparentée à une certaine forme de colonialisme.

D’ailleurs, toujours dans le champ sociologique, Zygmunt Bauman compare cette dépossession vécue par la RDA à une forme d’assimilation. Plus spécifiquement, il s’agit de la volonté d’une nation d’aller vers son unité et son homogénéité, particulièrement lorsqu’il s’agit de tension entre deux nations/pays (Jozwiak, p.782). Dans ce processus, la culture initiale d’une nation, la « home culture », est dévalorisée au profit de l’assimilateur. Ce dernier, représenté dans la nouvelle nation formée de l’annexion, encourage l’abandon de sa home culture souvent sous des prétextes d’une vie plus moderne :

This home culture is further devalued when, as nations encourage assimilation, the assumption is that it leads to a better life[…] The dominant values that must be assimilated/absorbed are essentially modern value.


Jozwiak p.782 ; Bauman, Zygmunt. «Modernity and Ambivalance» dans Global Culture: Nationalism, Globalization and Modernity, London, Verso, 1990, p.160

Il est alors question d’un scénario qui est en tout point semblable à ce que l’Est a vécu lors de la réunification. Puisque l’Ouest était illustré comme l’illumination du modernisme contrairement à l’Est qui était médiatisé comme étant archaïque. Dans cette optique, l’unification s’est effectuée au profit de la RFA soit en abandonnant la home culture de la RDA. Ainsi, la culture de l’Est a été dévalorisée et on a souhaité l’assimiler aux valeurs de l’Ouest. Cela étant dit, en raison des définitions de Bauman et Dieckmann, il est pertinent de comparer l’homogénéisation des institutions à l’image de la RFA suivant la réunification de l’Allemagne comme une forme de colonialisme vis-à-vis les habitants de l’ex-RDA.

Ostalgie : nostalgie d’un autre colonisateur

Cette comparaison avec l’Est est d’ailleurs soutenue par Jozwiak :

« East Germans, like many immigrants and colonized peoples, however, experience the pressure of assimilation in conflict with their desire to retain parts of their social and cultural identity. As a result, they have developed nostalgic longings for their home country. »

Jozwiak, p.782

Dans ce contexte d’assimilation, c’est là que la nostalgie de sa home culture émerge. Conséquemment, comme je l’ai remarqué durant mon voyage, cette nostalgie est véhiculée à travers les objets de la quotidienneté qui permettent de se la rappeler. Par exemple, il peut s’agir de babioles, de jouets, de vêtements, mais aussi des produits culturels comme les livres, les films et les émissions de télévision. Ces objets de consommations peuvent sembler anodins aux yeux des autres, en particulier quand ils se retrouvent dans un marché aux puces, mais ils sont un témoin direct de la vie de la RDA. Dans cette optique, la nostalgie est véhiculée principalement dans le matériel. On peut ainsi comprendre la frustration qui émerge lorsque ces objets, souvent fabriqués en réplique bon marché, sont vendus comme attrape-touriste (Demesmay, p.4) ; en plus d’être vendus dans une logique marchande propre à la RFA vue comme l’assimilateur.

Cependant, je crois qu’il est important de souligner la singularité de cette forme de nostalgie. En effet, tel que le stipule Jozwiak, l’ostalgie qui a émergé suivant la colonisation par la RFA rappelle toutefois une autre colonisation ; celle par le régime soviétique (Jozwiak, p.783). À proprement parler, il s’agit d’une aliénation : le colonisé trouve son plein confort dans son assimilation. Historiquement, ce terme a également eu ses échos au Québec. À l’époque seigneuriale suivant la Conquête anglaise, le terme « aliéné » désignait les francophones d’origine qui avaient perdu leurs racines (ce qu’on nommerait leur home culture) afin d’adopter la langue et le mode de vie britanniques.

La nostalgie au Québec

Toutefois, on pourrait croire que cette nostalgie « ante Conquête » du Québec diffère puisqu’elle n’évoque pas une situation où il y avait un autre colonisateur tel que pour la RDA. Néanmoins, je crois qu’il est important de considérer le clergé de la Nouvelle-France également comme une figure d’oppression au même titre qu’un colonisateur. En effet, dans la période suivant la Conquête, le clergé de la Nouvelle-France, dorénavant la Province of Quebec, appelait à une nostalgie du mode de vie de l’ancien régime. Tous devaient se plier au clergé sous peine de subir l’étiquette « d’aliéné » également synonyme de traître. Ce phénomène d’aliénation peut a priori sembler éloigné historiquement de notre situation contemporaine. Pourtant, il y a au Québec, une montée des idées prônant un retour aux valeurs traditionnelles et qui, le plus souvent, évoque nostalgiquement une époque passée souvent édulcorée. À titre d’exemple, on pourrait citer Mathieu Bock-Côté qui fait appel à la nostalgie d’une époque qu’il n’a jamais connue dans ses discours réactionnaires. Il effectue entre autres la promotion d’une nation francophone à l’image, fortement idéalisée, de la société ante Conquête d’une façon ressemblant aux discours du clergé d’époque. Au sujet de la nostalgie de type « d’un temps qu’on n’a pas connu », tout comme la nostalgie « d’un temps qu’on a vécu », elles permettent toutes deux d’aider l’individu à connecter avec son passé — ou d’une époque historique précédant sa naissance — dans sa quête d’identité (Meyers, 2009, p.739-740). L’existence de ce type de nostalgie est d’ailleurs le propos de Oren Meyers dans The Engine’s in the Front, But its Heart’s in the Same Place qui soutient que les compagnies publicitaires en font aussi couramment l’usage afin de pouvoir rejoindre un public cible (Ibid, p.740).

Un mot sur la nostalgie populiste aux États-Unis

Cette évocation d’un temps passé meilleur s’observe aussi aux États-Unis, notamment avec le « Make America Great Again ». Ce slogan, notamment par son emploi du terme « again » sous-entend que les États-Unis ont déjà vécu une période de grandeur et qu’on cherche à la faire revivre. Cette situation est curieuse avec celle du Québec, car de tous les acteurs impliqués dans ce discours, aucun n’a connu de leur vivant cette « époque ». Dans ce sens, il s’agit d’une nostalgie d’un temps inconnu.

Un autre petit mot: le retro-gaming

Je tiens pourtant à nuancer le potentiel de dangerosité de la nostalgie «d’une époque qu’on n’a pas connue» : elle ne concerne pas uniquement les causes populistes et réactionnaires. En effet, elle peut aussi avoir des visées beaucoup plus passives telles que les jeux vidéo rétro. Les jeux vidéo rétro ou retro-gamig consistent à valoriser les consoles d’anciennes générations au profit des contemporaines. Ses adeptes vont ainsi préférer ces consoles qui proviennent d’une époque qu’ils n’ont peut-être pas nécessairement connue de leur vivant, mais qui néanmoins leur semble « meilleure » ou « plus souhaitable » que celle d’aujourd’hui.

Dans l’Allemagne actuelle…

Pour en revenir au thème du populisme, une tendance réactionnaire s’observe également sur le territoire de l’ex-Allemagne de l’Est. Plusieurs mouvements, particulièrement l’AFD, utilisent cette nostalgie d’une époque passée à ses propres fins. Sans nécessairement évoquer l’ancien régime soviétique, l’AFD va néanmoins remémorer un temps où les individus avaient accès à certains services, tels que les écoles de campagne ou les caisses d’épargne. Ce type de nostalgie peut donc conduire certains à se réfugier dans les partis réactionnaires qui eux promettent le retour de ce qui a été perdu. Toutefois, les gens qui vont de l’avant pour appuyer ces groupes extrémistes ne sont donc pas forcément des racistes ni même des réactionnaires, mais plutôt des individus « monsieur/madame Tout-le-Monde » qui souhaitent passer à travers une crise ou un changement.

Il convient cependant de rappeler que la nostalgie, sous sa forme politique, ne conduit pas inévitablement au populisme, mais que cette dernière en fait souvent usage à ses propres fins. Avec la médiatisation, c’est d’ailleurs ainsi que les « nostalgiques ordinaires » sont « mis dans le même bateau » que les « nostalgiques réactionnaires ». Comme mentionné auparavant, les médias n’exposent que la pointe de l’iceberg concernant le phénomène de l’ostalgie (Jozwiak, p.782). Souvent, les médias vont dépeindre à l’aide de stéréotypes et de caricatures ridicules les ostalgiques en individu endoctriné (Demesmay, p.8). Conséquemment, cela contrarie davantage ces gens qui sont, d’abord fâchés envers le nouveau système qui les a abandonnés, puis ressente un mécontentement d’avoir leur ancienne vie dépeinte comme étant totalitaire, impartiale, et où la vie était médiocre. Je tiens à mentionner que sur certains points, la RDA s’affichait plus progressiste que le « reste de l’Occident », notamment dans le système de garderie.

Avec ce que j’ai pu constater en voyage, je crois, cependant, que la nostalgie d’un temps passé ne mérite pas sa réputation d’être « pathétique », soit de jouer uniquement sur les affects des gens qui sont vus comme étant manipulés. Précisément pour l’ostalgie, elle m’a semblé plutôt bénéfique en renforçant le sentiment de coercition et communautaire qui permet ultimement la construction d’une identité post-séparation. Cela peut expliquer d’ailleurs aussi pourquoi environ la moitié des habitants de l’ex-RDA voient davantage de positifs que de négatifs dans l’ancien régime (Bach, p.2). Elle fait rappeler un temps où l’emploi était garanti et où les loyers étaient abordables.

Dans le cas de Havelberg, ce sentiment de coercition mélancolique est bien présent même s’il ne s’agit pas de l’ostalgie en soi ; il demeure néanmoins qu’il est question d’une mélancolie du passé, mais non par rapport au régime soviétique. La nostalgie, peu importe ses formes, a malgré tout une portée rassembleuse en temps de crise. Dans un autre contexte, comme la situation d’assimilation en post-RDA, elle peut permettre aussi la résistance face aux colonisateurs. Comme cela a été le cas avec le Québec lors de la nostalgie de la période précédant la colonisation anglaise, la nostalgie peut mener à la résistance d’un colonialisme. Pour le cas de l’ex-RDA, Jozwiak parle ainsi d’une nostalgie qui émerge en réponse des difficultés de la réunification :

Nostalgia as a form of resistance to colonization responds to the many social contradictions exposed by reunification and integration, specifically to the political, economic, and cultural effects of this process, including the continuation of territorial, economic and intellectual isolation, and experiences of second-class citizenship. It is a response to cultural absorbation and consequent degradation of the home culture […]

Jozwiak p.785

Pour le cas de la République tchèque qui a vécu deux occupations différentes en moins d’un siècle, je n’ai toutefois pas remarqué cette nostalgie résistante. La particularité de son cas établit donc un contraste avec l’Allemagne de l’Est.

Le cas de la République tchèque

Comme énoncé précédemment, la République tchèque a subi une double occupation avant de connaître son indépendance : par le Troisième Reich, puis par l’État soviétique. Hormis ce qu’on peut admirer dans les musées, la République tchèque n’a toutefois pas conservé de véritables souvenirs de l’occupation soviétique. Contrairement à l’Allemagne de l’Est qui a cherché à se trouver une nouvelle identité à partir du vécu matériel ostalgique, la République tchèque, qui conserve un mauvais souvenir du communisme, a dû chercher son identité post-indépendance ailleurs. N’étant plus cloîtrée dans le bloc de l’Est, je théorise que cette quête d’identité a dû se produire à travers l’influence du système économique et politique : le néolibéralisme de l’Occident permettant une grande facilité à la circulation des gens et des biens. En un mot, le tourisme de masse.

D’un point de vue réflectif purement personnel, je crois que le côté festif et touristique que s’est octroyé Prague résulte de cette quête d’identité post-indépendance. Cette image nocive du tourisme de masse typique, celle des frats-party ainsi que des bachelorettes, s’est inscrite (un peu de force) comme partie culturelle intégrante de son identité. En effet, lorsqu’on mentionne la République tchèque, combien de gens ne connaissent que la réputation festive de sa capitale ? Qui peut mentionner une caractéristique culturelle marquante de la Tchéquie ou même simplement nommer un auteur tchèque ? J’aimerais bien trouver des chiffres sur le sujet, mais je crois que la culture tchèque dite traditionnelle se retrouve enterrée par sa nouvelle identité. Le tourisme de masse ne fait pas que dissimuler la « véritable » culture, elle nuit à la qualité de vie des locaux. Quand je l’ai visitée, initialement en 2017, puis une seconde fois à l’été 2019, j’ai pu constater que le charivari quasi permanent des rues praguoises était objet de frustration chez les habitants. D’ailleurs, lors de cet été, j’ai pu observer qu’il y avait maintenant des lois interdisant la consommation d’alcool en public, règlement qui était absent lors de mon premier séjour. Aussi, il y a dorénavant un couvre-feu à 22 h pour la gestion du bruit. Cette mise en place de règlements comme ceux-ci témoigne de la difficulté de Prague à vivre avec sa nouvelle identité festive.

Conclusion de mes réflexions

J’ai appris beaucoup de choses de mon voyage. Je ne peux en faire la liste, mais je vais cependant rementionner ceux qui pourraient avoir un lien avec le cours. J’ai réalisé qu’il existe plusieurs formes de nostalgies : l’ostalgie, la nostalgie résistante, la nostalgie d’un temps qu’on n’a pas connu, pour ne nommer que celles-ci. Il y a aussi la mélancolie qui semble être un proche cousin, mais qui se distingue néanmoins par son caractère d’amertume. Somme toute, la nostalgie, peu importe ses formes, semble être une zone de confort, un concept auquel on porte attention afin de nous exprimer le regret d’un temps passé et parfois afin de nous susciter l’espoir d’un temps nouveau. Dans cette situation, elle nous vient en aide lorsque le présent n’est pas aussi agréable que le passé. C’est pourquoi je ne pense pas que les Berlinois de l’Est ont tort de regretter leurs vies en RDA. Sans diminuer l’apport de la nostalgie, il ne faut pas non plus négliger le fait qu’il faut aussi des mesures plus « concrètes » afin d’améliorer l’avenir. Dans cette optique, j’aimerais revenir sur l’approche sociologique que j’ai précédemment mentionnée

Cette approche, plus spécifiquement celle de Bourdieu, peut être intéressante afin de comprendre les nombreuses inégalités (chômage, loyer élevé, salaire plus bas que la moyenne, etc.) qui surviennent encore de nos jours dans le territoire de l’ex-RDA. En effet, lorsque l’individu est intégré, par force ou par choix, dans un nouveau milieu, il se retrouve dépouillé de ses différents capitaux (social, culturel, économique, symbolique, etc.), car il doit apprendre « les codes » de ce nouveau milieu, soit l’habitus à proprement parler (Bourdieu, p.267). Dans le cas de la nouvelle Allemagne, il peut s’agir de réapprendre la manière d’effectuer la recherche d’emploi, le différent coût de la vie par rapport aux anciens prix, les nouveaux systèmes, tels que les hypothèques et les cartes de crédit, etc. En terme plus simple (in layman terms comme on pourrait dire en anglais) : l’individu doit réapprendre « comment cela marche ». S’habituer à un nouveau système (qui sous-entend d’ailleurs l’abandon du sien) est un processus long qui requiert des ressources afin de faciliter l’intégration. Conséquemment, puisque l’unification n’a qu’à peine une trentaine d’années, il n’est pas surprenant de constater les problèmes actuels qui y sont liés. Malgré cela, le temps ne peut être que la seule excuse. Alors, pourquoi y a-t-il donc cette difficulté d’intégration ? Selon mon avis, la dépossession qui a suivi l’unification, par le fait d’être apparentée à une forme de colonialisme, pourrait expliquer (du moins, proposer une réponse à) la difficulté d’accepter le nouvel habitus, le nouveau milieu avec les nouvelles règles qu’il impose.


Pour lire le fil des journées cliquez ici.


Bibliographie

Augé, M. Les formes de l’oubli, Paris, Éditions Payot & Rivage, 2001

Bach, Jonathan. What remains: Encounters with the Socialist Past in Germany, New York, Columbia University Press, 2017, 272p.

Banchelli, E. Ostalgie. «Eine vorläufige Bilanz» dans Gedächtnis und Identitat, Die deutsche Literatur nach der Vereinigung, Würburg, Koenigshausen & Neuman, p.57-68

Barney, Timothy. «When We Was Red: Goodbye Lenin! and Nostalgia for the « Everyday GDR »» dans Communication and Critical/Cultural Studies, vol.6, no°2, 2009, p.132-151

Bauman, Zygmunt. «Modernity and Ambivalance» dans Global Culture: Nationalism,nGlobalization and Modernity, London, Verso, 1990, p.143-169

Becker, Wolfang. Goodbye Lenin!, [Enregistrement vidéo], Allemagne, X-Filme Creative Pool, 2003, 121min

Bourdieu, Pierre. Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève, Éditions Droz, 1972, 267p

Demesmay, Claire. «La mémoire de la RDA: nostalgie d’une époque révolue ou besoin   de reconnaissance ?»dans Qui sont les Allemands?, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2006, p.59-77

Dieckmann, Christopher. «Honis heile Welt» dans Die Zeit, 28 Août 2003

Gerstenberger, K & Braziel, Evans. After the Berlin Wall. Germany and Beyond, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2011

Jozwiak, Joseph. « »The Wall in Our Minds? » Colonization, Integration, and Nostalgia» dans The Journal of Popular Culture, Vol.39, no°5, Hoboken, Blackwell Publishing Inc, 2006, p.780-795

Kelly, E. «Reflective Nostalgia and Diasporic Memory: Composing East Germany after 1989» dans Remembering and Rethinking the GDR, London, Palgrave Macmillan, 2013, p.116-131

Meyers, Oren. «The Engine’s in the Front, But its Heart’s in the Same Place: Advertising, Nostalgia, and the Construction of Commodities as Realms of Memory» dans The     Journal of Popular Culture, vol.42, no°4, 2009, p.739-740

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