Explorer les pôles de l’ostalgie par la photo

Par Jean-Philippe Camirand

Voiture rétro, Friedrichshain, Berlin, 2019
Voiture rétro, Friedrichshain, Berlin, 2019

Pour réaliser ce projet sur l’ostalgie, j’ai décidé d’utiliser un appareil photo à pellicule 35 millimètres. L’appareil photo m’a été donné par ma tante alors qu’elle se l’est procuré en 1980. Je trouvais donc intéressant d’utiliser un objet « nostalgique » pour réaliser ce projet. J’ai commencé à utiliser l’appareil en octobre 2018, en préparation d’un voyage en Russie. Je suis donc assez habile avec les différentes techniques que requiert un appareil de ce genre. J’ai également eu l’envie d’utiliser ce média puisque j’ai développé un grand intérêt pour celui-ci au cours des derniers mois. Je trouve que le processus que requiert la photographie argentique est plus intéressant que ce que le numérique propose. J’aime le fait de devoir réfléchir à tous les facteurs qui influencent le résultat avant de prendre une photo. Alors que nos téléphones et nos caméras modernes nous permettent de prendre des milliers de clichés pour ensuite sélectionner les meilleures, la photographie argentique demande une attention particulière à tous les détails pour produire le meilleur résultat possible. Le nombre de photos est limité, le résultat ne peut pas être consulté afin de s’ajuster et le moment qu’on tente d’immortaliser ne reviendra jamais. Il faut analyser la lumière, ajuster les quelques réglages de l’appareil, le focus doit être inspecté minutieusement afin de produire une image précise et la composition doit être réfléchie.

Immeuble à logement, Marzahn, Berlin, 2019
Immeuble à logement, Marzahn, Berlin, 2019

L’argentique ne permet pas de stratégie « essai-erreur », il faut donc penser à tous les facteurs qui peuvent influencer le résultat final, sans quoi la photo sera ratée. Et parfois, c’est en omettant l’un de ces facteurs que le résultat devient intéressant. Même si la photo numérique peut requérir la même minutie, l’expérience reste assez différente. C’est donc cette minutie qui m’inspire et qui me force à prendre mon temps. J’apprécie également l’effet général qu’apporte l’utilisation de telles pellicules. Les couleurs ainsi que le grain particulier aux pellicules 35mm donnent une certaine authenticité aux photos. Parallèlement, je trouve que ce processus a un caractère nostalgique autant dans son exécution que dans l’effet d’anticipation qu’il provoque. En effet, chaque fois que je vais porter une pellicule à faire développer au studio, je suis impatient de voir les résultats. Ici à Berlin, le temps d’attente est encore plus long qu’à Montréal, ce qui augmente d’autant plus cette anticipation/excitation. Cette situation me ramène à mes premiers contacts avec la photographie alors que j’étais encore un enfant et qu’un processus similaire était nécessaire avant de recevoir notre enveloppe de photos. C’est pourquoi je pense que la photographie argentique est le parfait média pour ce projet.

DDR Museum, Berlin, 2019
DDR Museum, Berlin, 2019

Elle crée une double nostalgie, voire même triple, alors que j’ai utilisé un objet antique pour présenter des objets/lieux ostalgiques qui m’ont permis d’illustrer visuellement ma perception de ce sentiment qu’est l’ostalgie à travers ma propre expérience en Allemagne. Mon projet consiste ainsi à une série de photos représentant la présence de l’ostalgie dans Berlin. J’ai voulu représenter la tangibilité de ce sentiment à travers des lieux, des produits et des objets. Je pense que c’est justement à travers cette tangibilité que la plupart des Allemands de l’Est ressentent aujourd’hui cette ostalgie. Celle-ci peut être vécue autant par la marchandisation de produits que dans la vie de tous les jours. C’est pourquoi j’ai voulu explorer ce concept autant à travers des lieux que des produits. Au début de l’élaboration de mon projet, je savais déjà que je voulais imager ce sentiment, mais c’est à la suite de la lecture d’un extrait de l’ouvrage de Daphne Berdahl (1999) «(N)ostalgie for the present : Memory, longing, and East German things», que mon idée s’est concrétisée.

«These practices thus not only reflect and constitute important identity transformations in a period of intense social discord, but also reveal the politics, ambiguities, and paradoxes of memory, nostalgia, and resistance, all of which are linked to the paths, diversions, and multiple meanings of East German things »

(Berdahl, 1999).
Immeuble à logement, Marzahn, Berlin, 2019
Immeuble à logement, Marzahn, Berlin, 2019

Faisant référence aux différentes expositions et musées ostalgiques, l’auteure explique comment beaucoup d’Allemands de l’Est vivent cette ostalgie alors que ces musées exposent des objets qu’ils possèdent parfois encore chez eux. C’est en lisant ceci que j’ai fait le lien entre la production d’images de ces objets et lieux pour représenter des années de chaos politique et, ultimement, un changement identitaire soudain qui sont associés à l’ostalgie.

Mon processus de recherche d’endroits et d’objets à photographier a été plus difficile que ce qui avait été prévu initialement. En effet, l’ostalgie n’est pas un concept qui est très exploité sur le web, du moins, dans une langue que je maîtrise. Ainsi, j’ai fait face à certains obstacles afin de trouver des endroits qui pourraient évoquer de façon suffisante ce sentiment. Dès lors, j’ai décidé de faire des recherches approfondies sur l’allure visuelle de l’Allemagne de l’Est pour tenter de trouver des lieux qui abordaient encore aujourd’hui ce « look ».

Bière de marque est-allemande, Berlin, 2019
Bière de marque est-allemande, Berlin, 2019

Ainsi, j’ai quelques photos d’immeubles aperçus dans mes multiples explorations à travers Berlin-Est. En sommes, ces immeubles sont généralement très simples en termes de design. Ils ont une allure très angulaire et sont généralement de couleur assez sobre. J’ai également discuté avec quelques Berlinois qui m’ont recommandé des endroits desquels émanait cette énergie est-allemande. Les clichés que j’ai captés sont donc très centrés sur l’architecture de quartier comme Friedrichshain et Marzahn.

J’ai également décidé d’inclure une photo de la bière Sternburg Radler puisque l’un des Allemands que j’ai rencontrés durant mon voyage m’a expliqué qu’il s’agit d’un des seuls produits de l’Est qui a survécu à la réunification. Il est donc évident qu’il émane de ce produit une certaine ostalgie, alors qu’il était vendu sur les rayons des magasins à l’époque de la division. En termes d’objets, j’ai également capturé un cliché d’une vieille voiture que j’ai aperçue lorsque j’explorais Friedrichshain.

Mur de graffiti, Friedrichshain, Berlin, 2019
Mur de graffiti, Friedrichshain, Berlin, 2019

Après quelques recherches, j’ai découvert que ce modèle de voitures n’a été produit qu’entre 1969 et 1986 par la compagnie Autobianchi. Il est donc possible que cette voiture spécifique ait vécu la réunification. De plus, son allure rétro concorde bien avec le sentiment que je tente de provoquer à travers cette série de photos. D’ailleurs, elle me rappelait grandement le modèle German trabant qui est un peu un symbole de l’Allemagne de l’Est comme l’aborde Berdahl (1999). En effet, l’auteure explique que ce modèle de voitures représentait la voiture de luxe qu’on retrouvait en Allemagne de l’Est; un clash énorme entre les voitures de luxe présentent en Allemagne de l’Ouest. Finalement, quelques clichés viennent également explorer une certaine contre-ostalgie alors qu’ils mettent en lumière des éléments qui constituent maintenant l’est de Berlin qui n’auraient pas pu être présents sans la réunification. C’est le cas de la deuxième photo sur laquelle la beauté de l’art de rue à Friedrichshain transparait, alors que le mouvement artistique a débuté à l’ouest de la ville et s’est transposé rapidement dans l’Est suite à la chute. J’aurais voulu illustrer ce concept en trouvant un graffiti traitant de la chute du Mur, mais ceci n’a pas été possible. Finalement, je rappelle également cette contre-ostalgie avec le cliché de «Postdamer Platz» où une installation relate les horreurs qui se déroulaient à cette jonction entre l’Est et l’Ouest. C’est donc à travers le contraste entre ostalgie et contre-ostalgie que j’ai voulu rejoindre le public avec mes photos. Ainsi, j’ai voulu faire ressortir les deux côtés de cette médaille.

Monument commémorant le mur de Berlin, Potsdamer Platz, 2019
Monument commémorant le mur de Berlin, Potsdamer Platz, 2019
Voiture rétro, Friedrichshain, Berlin, 2019
Voiture rétro, Friedrichshain, Berlin, 2019
Checkpoint Charlie, Berlin,2019
Checkpoint Charlie, Berlin,2019
Hommage à la chute du mur de Berlin,2019
Hommage à la chute du mur de Berlin,2019
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