Par Samuel Provost
Introduction
On célèbre cette année le 30e anniversaire de la chute du mur de Berlin. Par le fait même, c’est aussi la réunification des deux Allemagnes qui est commémorée. Le Mur les avait séparées et maintenant elles sont réunies sous le même drapeau. Dans les années 1990, après le triomphe du libre-échange, on ne se doutait pas que les murs redeviendraient à la mode
Avant, le Mur était utilisé par l’Est pour empêcher l’émigration massive. L’Ouest se présentait comme une terre de liberté, liberté d’opinions et de voyages. À l’Ouest, tous pouvaient aller où ils voulaient, tant qu’ils en avaient les moyens. Aujourd’hui, c’est à l’ouest, en Occident, qu’on construit des murs et pas seulement aux États-Unis, mais aussi dans cette « Europe des nations » qui refoule chaque année des milliers de réfugié.e.s vers des conditions horribles ou une mort certaine.
Aux yeux des Occidentaux, les murs d’autrefois servaient à maintenir un peuple enfermé, prisonnier de conditions inhumaines. Maintenant, c’est pour empêcher les autres d’avoir accès à « nos richesses » qu’on les construit. Au moment où tombait le rideau de fer, l’Occident a laissé tomber son masque altruiste. L’idéal de solidarité entre les peuples socialistes s’écroulait à l’est pendant que l’image de l’Amérique luttant pour les droits démocratiques et la paix dans le monde prenait de plus en plus l’allure d’une sinistre farce. Ce fut les guerres dans les Balkans et l’intervention « démocratique » en Irak, avec comme toile de fond le libre-échange et le génocide au Rwanda.
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Lorsqu’on est convaincu de la nécessité de l’abolition du capitalisme et de la fin de l’exploitation de l’humain par lui-même, regarder cet héritage en pleine face est un exercice ambivalent, éprouvant et nécessaire. Comme l’explique Enzo Traverso dans La Mélancolie de Gauche, 1989 a été simultanément un moment d’espoirs et de pertes :
La fin du communisme a suscité une vague d’enthousiasme et, pendant un bref moment, l’espoir d’un socialisme authentiquement démocratique. Très vite, cependant, on s’est aperçu que toute une représentation du XXe siècle s’était effondrée. L’inquiétude a saisi tous les courants de la gauche, parmi lesquels un grand nombre de mouvements antistaliniens. […] Au lieu de libérer des énergies nouvelles, la fin du socialisme d’État a épuisé la trajectoire du socialisme lui-même. Toute l’histoire du communisme s’est trouvée réduite à sa dimension totalitaire[1]
TRAVERSO, Enzo. Mélancolie de Gauche. La force d’une tradition cachée, Paris, La Découverte, 2016, p.11
Le régime communiste n’agissait pas seulement matériellement, mais aussi en tant que signe ou symbole dans la culture de gauche. Ce signe ne correspondait pas à l’idéal, la société sans classe, ni à la propagande, loin de là, il offrait en quelque sorte un amalgame dans une chaîne de signifiants pour la culture de gauche
Et le signe a chu. Il a entraîné avec lui son lot de réactions, un peu à l’image de ces sujets qui éprouvent le manque : refus, refoulement, clivage et déni, mais aussi nostalgie et mélancolie. Les quatre premières réactions me semblent avoir été celles qui ont suivi directement la chute du mur de Berlin. En dramatisant, je me les représente un peu comme suit. D’abord, on ne voulait plus en parler, ensuite, on ne savait plus trop ce qui s’était passé réellement, et puis, ce n’était pas vraiment nous, mais un autre courant qui était responsable, finalement et de toute façon, ce n’était pas aussi grave que ce qu’on avait voulu le faire croire. Dernièrement, j’ai l’impression que les attitudes ont changé. J’ai vu en entrant dans Leipzig, par exemple, une énorme publicité pour Die Linke qui affichait les mots Sozialismus, sans autre qualificatif. Ce qui aurait été impensable il y a quelques années. J’ai ainsi l’impression que la honte s’atténue et qu’une progression relative vers un désir de comprendre cet héritage légué malgré eux est présente. C’est maintenant la nostalgie et la mélancolie qui occupent l’avant-scène. Cet essai se propose d’interroger et de mettre en récit, avec l’ex-RDA comme lieu de mémoire privilégié, la sensibilité de gauche après le « tournant » et en relation avec ces deux affects.
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Un commentaire pour “Nostalgie et mélancolie de gauche: devant les ruines de l’ex-RDA – partie 1”