Appétit encastré

Par Geneviève Viau

 

Doute. Teinte. Éventail. Soupçon. Nuance. Tendance. Se dessine sans un mot un premier pas de danse. Réservé, mais non timide, précautions non avides. L’auriculaire s’aventure vers la main docile Patiente, immobile, enjouée, badine  L’irréductible l’enivre

Erika pétrit vigoureusement une grosse boule de pâte à pain qui baigne dans la farine d’un comptoir en bois. La pièce est décorée par une fine couche de cette poussière blanche alimentaire qui recouvre instruments et machines, en prenant soin de parer les cheveux, le front et les vêtements des corps agiles qui s’activent. Essuyant les perles de sueur qui glissent sur son front, la jeune cuisinière relève la tête et croise le regard de sa collègue qui soupire de chaleur, le fouet momentanément suspendu au-dessus d’un immense bol en plastique au fond duquel des blancs d’œufs se sont enfin décidés à se transformer en une mousse onctueuse. Un bref sourire s’élève de la bouche de l’une pour aller saluer celui qui repose sur les lèvres de l’autre, l’échange s’évanouit presque instantanément alors que chacune se replonge dans sa besogne. Pourtant, se glisse à la suite de cet instant, dans la tête d’Érika, une promenade d’images qui défilent au rythme de ses gestes. Deux silhouettes élégantes et sensuelles de délicatesses se balancent sans retenue au son d’une mélodie indéchiffrable qui dicte finement les pas chorégraphiés de l’envie du rapprochement. Une main se glisse sournoisement au creux de ses lombaires tandis qu’une autre imbrique ses doigts dans les siens pour avancer le tout au centre des deux cœurs qui composent une symphonie de palpitations rassurantes. Devant le four à bois qui trône humblement au fond de la pièce, Erika enfourne les pâtisseries prêtes à se faire dorer par les flammes. La chaleur irradiante qui s’en émane vient englober son crâne et provoque l’évaporation de ce doux scénario.

Cela fait presque cinq ans qu’elle pratique la valse robotique des magiciennes du fourneau. Pourtant, bien que ses gestes aient acquis une précision sans équivoque, que son corps soit parvenu à se réguler au mercure toujours trop élevé, qu’on l’ait promue loin de la plonge débordante en permanence, que des heures fixes lui soient assurées et que son lieu de travail soit exempt de présence masculine, Erika déteste son métier. Alors qu’elle entamait sa première année aux études supérieures en arts, son père s’est laissé tenter par les alléchantes promesses que l’Ouest s’acharne à leur miroiter par-delà la frontière. Les conséquences de son choix ont percuté en écho la vie de sa mère qu’on condamna à goûter pour plus de deux ans aux goûts abjects, débordant de la prison de la Stasi qui conserve, avare, le génie de cette femme à jamais transformée. Seule avec une mère absente et sa jeune sœur, Erika s’est vue contrainte d’abandonner ses études pour subvenir à leurs besoins, destituée de ses droits de scolarisation et assignée au présent boulot qui occupe son quotidien depuis. Chaque jour, la routine habille les heures qui circulent en un tempo monotone ; aux premières notes du chant du coq, débute la préparation matinale du déjeuner pour les membres de la famille, la toilette rapide au-dessus du lavabo qui ne rejette qu’un timide filet d’eau, la brève lecture du journal fraîchement délivré et le rituel des au revoir pour la journée.

Elle enfourche alors son vélo et pédale à vive allure pour que le vent glisse sur ses oreilles et vienne les recouvrir d’une trame sonore assez étanche pour que ses idées puissent voguer au loin sans peur d’être repérées. Des ailes se déploient au même moment qu’une poussée extraordinaire la propulse dans les airs et lui permet de s’envoler loin par-dessus la route, par-dessus les maisons, les champs, le mur… Une rumeur circule au sujet d’une famille qui serait parvenue à s’élever dans le ciel à bord d’un immense ballon accroché à une nacelle. Que la vue devait s’être mise belle pour se faire admirer ! Ces gens se sont transformés en oiseaux magnifiques auxquels il est impossible de tracer une limite, qu’aucune cage ne peut retenir ou barrières arrêter. La force du vent se plie à leurs désirs, les étoiles tracent leur chemin. Acclamés par la nature qui les admire, ils planent vers l’avant sans souci qu’on puisse les pourchasser, car ils sont inatteignables, comme le flot de ces pensées. Germent ces histoires dans les recoins de son esprit, tout comme celle de son père, celle des oiseaux et de la sienne, laquelle un jour, elle souhaiterait capable d’en faire rêver d’autres.

En attendant, elle revêt son costume d’un blanc immaculé de la coiffe aux chaussettes, prêt à recevoir telle une toile vierge, l’éclaboussure des œuvres gustatives, dont la fin s’écrit dans les assiettes. Au tour de la vieille armoire aux fonds de bouteilles trop grands pour sa minuscule tête de venir beugler sans introduction la cadence du menu qui offrira, aujourd’hui, jarrets de porc accompagnés de sa choucroute et de petits pois, introduit par une Soljanka bien relevée et dont la finale consiste en un désinvolte gâteau aux carottes. C’est reparti pour la ronde des casseroles qu’on fait valser sur les ronds, des planches à découper qui claquètent au pas pressé des couteaux, des sacs et sachets qui chantent en canon leur déchirant hymne à l’ouverture suivie par le soubresaut des légumes qui retombent sur les comptoirs qui les accueillent sans broncher. La cacophonie des objets vient tapisser l’air de vibrations protectrices aux oreilles alertes aux moindres paroles qu’on pourrait rapporter suspectes, ingrates, contraires à l’idéologie d’un parti qui guette, même en cantine. En empoignant le pot de Spreewald, Erika jalouse les cornichons qui se réjouissent de sortir pour qu’enfin on se délecte de leur croquant vinaigré. Ils peuvent s’exclamer sans retenue au sujet des *crocs* et des *cracs* bruyants d’impatience qu’on tende l’oreille à leur complainte.

 

Perception. Notice. Vibration. Timbre. Battement. Éclipse. S’annonce placide l’innocence d’un regard complice Inquisiteur attentif, goulu de désir Les mirettes coquettes bavardent de plaisirs Interdits, impensables, envoûtants, torrides L’irrésistible se plie

Languissants de leurs présences, s’avancent discrètement les corps empressés des vedettes du plancher dont l’acte se dessine en une exaspérante lenteur. Côtes à côtes, elles balancent leurs corps tendus aux limites du contact, si elles en venaient à le déclencher, s’abattrait alors le plus dangereux ennemi qui puisse planer ; le doute. Le doute, une fois appelé, s’installe comme une graine en terre fertile, dont il est impossible de déterminer si les conditions feront germer ou suffoquer. Chacune le sait, chacune se tait, car chacune veut jouer. Cela fait exactement vingt-six jours que se construit une camaraderie ambiguë d’intentions entre Erika et la nouvelle dont le premier jour à la cantine déclencha en son admiratrice un tsunami électrisant de volonté d’agir, de risquer, de repousser les limites, de s’émanciper. Mais la volonté contrainte d’une réalité castratrice qui surveille leurs moindres gestes, transforme les banalités d’échanges au sujet des comestibles en un parcours houleux de sous-entendus. Elle aimerait l’inviter à boire du club-cola au bord du Müggelsee, étendues dans l’herbe en regardant les faibles remous qui bercent les eaux du lac, Erika pourrait lui susurrer au creux de l’oreille à quel point elle aimerait goûter à un vrai Coca-Cola. Dans un élan de folie irrépressible, elles courraient main dans la main à la vitesse du son et défonceraient dans leur élan, les frontières de l’Ouest pour aller goûter au nectar interdit. Les boîtes de nuit les accueilleraient portes ouvertes pour leur faire découvrir la magie de ces groupes américains interdits ici et qui paraît-il vous font trémousser par-delà les premiers rayons du soleil. On voudrait qu’elles s’aiment au grand jour, on se réjouirait de leurs échanges d’affections qu’elles ne voudraient plus dissimuler, on demanderait à voir s’échanger leur flamme qui ne s’essoufflerait jamais. Pourtant, vient cogner à la porte de ses lubies le messager du malheur porteur de vérité ; sa mère et sa sœur ne méritent pas d’être ainsi délaissées, que cette histoire se répète sans que la fin soit changée. Ce sera tout le monde alors. Qu’on les porte précieusement jusqu’à l’orée de l’autre monde pour qu’ensemble elles découvrent les secrets qu’il préserve à leur arrivée et qui redonneront par leur merveille, l’âme qui en sa mère sommeille profondément.

Résonance ponctuelle, la porte métallique s’élève en grinçant pour offrir aux avides travailleuses le repos d’un repas chaud réconfortant. Debout près de l’énorme source de soupe fumante, Erika remplie les bols un à un puis les tend à celle qui la fait rêver, leurs doigts se frôlent à chaque passage et provoquent en elles des frissons de bouffées de chaleur qui vont et viennent en une cadence éblouissante. Face à tous ces visages soucieux, sourcils froncés et moues pincées, ces deux femmes se retrouvent immunisées à ces mines funèbres, car se forme en bouclier l’évasion du devoir à accomplir vers l’oscillation rassurante des rêves qui se dessinent. Elles tourbillonnent vers une table élégante d’un restaurant étoilé où s’alignent vaillamment les couverts méconnus de plats exotiques dont les saveurs vantent leur pouvoir, désidérata de surprise. Une bouteille de Rotkäppchen bien sec déverse ses dernières gouttes au fond des flutes qui en réclament davantage. Se joue sous la table une partie de pieds baladeurs en gestes osés dont l’étreinte provoquée rapproche immanquablement les deux corps éloignés.

La cloche retentit pour marquer la fin du supplice des délices à préparer, à servir et desservir, et offre le temps de se dévêtir, le bref sentiment de soulagement d’un poids porté qu’on dépose enfin au sol, bien qu’on doive en reprendre un autre, équivalent en lourdeur. Erika doit passer au marché avant de rejoindre son minuscule appartement aux murs tapissés de motifs en dégradation de jaunes fleuris et de motifs répétitifs qui lui provoquent une sensation de nausée chaque fois qu’elle les croise. Devant la table de fortune derrière laquelle la vendeuse d’œufs frais place délicatement les trois cocos dans un cône en papier journal, se fige Erika au son mélodique qui vient traverser sa tête distraite. Cherchant la source de ce bonheur offert, elle épie du coin de l’œil les formes familières de celle qui la fait vibrer jusqu’à en brouiller les conventions. C’est la première fois qu’elle la voit vêtue de couleurs, avec plaisir, elle se réjouit du portrait qui s’offre à son regard ébahi par la grâce des teintes qui s’harmonisent au joli minois. Sa vision s’avance à la vue de sa personne et engage avec elle le discours familier de ce qui se retrouve dans un sac à commission. Les mots s’accordent en un tourbillon crypté de secrets que seules les interlocutrices aguerries parviennent à en décortiquer les codes porteurs des souhaits partagés. Se suspend autour de leurs charabias, toute activité extérieure à ce qui les relie l’une à l’autre, les encerclant ainsi de leurs pulsions refoulées qui s’enflamment dangereusement vers l’ébullition. Dégringole en avalanche dévastatrice l’introduction explosive d’un élément sublimé par l’univers des amours imaginaires, par-dessus l’épaule de sa collègue se dessine le visage d’un homme enjoué qui tend en sa direction une main chaleureuse prête à sceller leur rencontre. Il pointe la trabant turquoise qui s’affiche fièrement de l’autre côté de la rue, impatiente de ronronner jusqu’à la maison. Hâtives et désolées, s’éloignent en paire les partisans soumis au système qui les forme fermement aux normes impérativement respectées. Pantoise au milieu du marché, Erika ressaisit son corps immobile et reprend précautionneusement l’acquisition du reste des victuailles. Elle sourit même lorsqu’inlassablement, papillonne au firmament, l’espoir d’une défaite renversée par la force de la volonté.

 

Courage. Héroïsme. Téméraire. Hardie. Symbole. Aplomb. S’entête, indomptable, la croyance d’une union     Possible de proximités, loyales à la faim Les indices s’empreignent en chacune Éloquents, définitifs, irrévocables, fatales L’irréparable sévit

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