Par Samuel Provost
Une fleur pâle au fond de la mine de lignite
En 2018, soit 20 ans après sa mort est sorti un film sur Gerhard Gundermann. Peu connu à l’Ouest, il fut un chanteur folk gagnant en popularité sur le territoire de l’ex-RDA après la réunification. Le film, qui pourrait à première vue être un banal biopic sur la vie d’un chanteur, envisage l’homme plutôt comme un représentant de plusieurs paradoxes qui ont rendu ces Est-Allemands si incompréhensibles aux yeux de l’Ouest. À ce sujet, le film traite avec nuances la double identité victime/bourreau qui fut celle du chanteur vis-à-vis de la Stasi et l’ambivalence des sentiments à l’égard de ce passé.
Plus directement, ce qui m’a frappé en regardant le film c’est encore une fois le sourire, qui n’est plus ici ironique. À première vue, on se dirait que c’est l’expression d’un homme simple et authentique, voire niais, si on a mauvaise langue, mais il y a, lorsqu’on comprend l’histoire de cet homme, un étrange composé d’idéalisme et de regrets. Ce sourire comporte à la fois un désir d’insouciance pour échapper à une réalité perdue et une tristesse qui s’ignore vis-à-vis des regrets refoulés. Ces regrets émergent durant le film et c’est plus tard qu’on comprend mieux ce que recèle ce sourire.
Puis, il y a cette machine géante, cette excavatrice creusant nuit et jour. Gundi n’a jamais voulu laisser son travail d’opérateur, même lorsqu’il pouvait vivre de ses chansons. Il croyait que s’il commençait à être payé pour ce qu’il faisait, il perdrait sa créativité, que l’argent viendrait bousiller le tout. Ainsi, après un concert le soir, il revenait le lendemain dans le petit village de Hoywoy pour faire son quart du matin. Plusieurs disent que c’est une des raisons de sa mort prématurée : un épuisement qui causa un anévrisme au cerveau.
En creusant davantage cette facette de sa personnalité, on constate qu’il lui aurait été possible de se convaincre de quitter cet emploi au moins par conviction. Vers la moitié des années 1990, il avait commencé à développer une conscience environnementale. Il comprenait que son travail dans une mine de charbon nuisait à l’environnement. Pourtant, il a voulu rester dans ce milieu. Il y trouvait d’une certaine façon la source de son inspiration, un sentiment de communauté et d’appartenance à un monde en disparition, car il ne voyait aucun futur à son métier, comme en témoigne une de ses chansons, Brigitta :
« Ich wurde Bergmann wie mein Vater und fuhr ein
aber mein Sohn wird hier kein Bergmann mehr sein
die Gleise rosten und das förderband ist leer
die braune Kohle von hier will jetzt keiner mehr
ich war ‘n Bergmann weiter hab’ ich nischt gelernt
ich hab dieses Land in jedem Winter treu gewärmt
die Lunge ist wie ‘n Sack mit Kohlebrocken voll
im Herzen Asche in den Adern Alkohol.»
C’est un monde à l’abandon, rouillé et vide. Il ne croit pas au futur de cette époque qu’il connut et évite l’idéalisation du risque, pour parler plutôt de la maladie, de ses poumons et de son cœur encrassé. Cette maladie venant d’une époque qui semble uniquement bonne pour les poubelles de l’histoire, il la chante quand même. La nostalgie se mêle à la maladie qui à son tour se mêle avec le je du chanteur.
Récemment, les médias américains faisaient des reportages sur ces soi-disant travailleur.euse.s réactionnaires qui travaillaient dans le charbon et qui, disait-on, n’acceptaient pas qu’illes étaient devenus dépassé.e.s et polluant.e.s. Du haut de leur bonne conscience, des « expert.e.s » proposaient de leur faire apprendre à programmer pour trouver un nouvel emploi. Et, avec raison, la proposition ne fut pas très bien reçue. C’est qu’ils avaient une fierté, ces gens. Illes avaient toujours eu l’impression d’avoir produit quelque chose de leurs mains ou comme le dit la chanson d’avoir aider à garder le pays au chaud. C’est ce qu’on voulait leur enlever. Leur fierté, illes la tirent de leur nostalgie maintenant qu’illes sont « dépassé.e.s ». Je ne crois pas que leur emploi les empêche concrètement ou idéologiquement d’avoir une conscience écologique. J’en suis même sûr. Il me suffit simplement de me rappeler un souvenir de jeunesse : lorsque j’ai compris pour la première fois que l’enthousiasme de mon père, mécanicien, à l’égard des voitures électriques ; son désir de voir une transition environnementale impliquait sa mise au chômage technique.
J’ai eu l’impression de voir quelque chose de similaire dans le rapport de Gundermann à cette petite ville de Hoywoy entièrement centrée autour de l’industrie du charbon. Comme si pour lui, Hoywoy disparaissait déjà avec le monde qui changeait. Il était prêt à voir disparaître la part polluante de la ville, plus que tout, mais pas prêt à accepter de laisser tomber le monde qu’elle fut. On le voit dans sa chanson qui porte comme titre le nom de la ville :
« Hoy Woy
https://www.youtube.com/watch?v=4M_bSZJ5wOs
Dir sind wir treu
Du blasse Blume auf Sand
Heiß, laut
Staubig und verbaut
Du schönste Stadt hier im Land
Deine grauen Frauen werden schön
Wenn ihre Männer abends auf Nachtschicht gehn
Wenn sich die Kumpels in die Kohle stürzen
Tanzen sie auf dem Ball der einsamen Herzen
Eine steigt aus ihrem Kleid
Bis uns morgens der Wecker schreit
Dann schwebt sie ab in ihren Bau
Und vorher macht sie noch den Himmel blau über
Deine grauen Kinder werden groß
Werden grüne oder blaue oder gar rot
Eins musste ins gelbe Elend einziehn
Eins sitzt oben im goldenen Berlin
Ham se uns überall rausgeschmissen
Ham wir’s mit der ganzen Welt verschissen
Finden wir Schutz in deinem Beton
Und trainieren für die Revolution»
Cette chanson évoque plusieurs des éléments de la nostalgie dans ce qu’elle peut avoir d’ambigu. La nostalgie, au contraire de la mélancolie, conserve, grâce à son rapport à la dimension imaginaire, beaucoup plus de détails issus du monde de la représentation dans son rapport à la description. Ceci est lié à son rapport au monde de l’image. En voulant représenter et en idéalisant un peu, Gundermann montre ici un monde qui ne peut plus exister de cette façon et qui comporte une certaine âpreté. Cette équivoque de la vision nostalgique est présente jusque dans le refrain qui garde dans une même affirmation des éléments d’oxymores. Le sentiment à l’égard de son propre objet est beaucoup plus euphorique pour le·la nostalgique que pour le·la mélancolique, car, en affichant le caractère désagréable de son objet, il en fait sa fierté. C’est dans l’unité de son identité, de son moi que trouve appui le·la nostalgique. Quelques fois, cela peut devenir autosuffisant ; par moments, c’est la seule chose qu’on entend ; mais ici, Gundermann fait attention en disant qu’il s’agissait d’un abri de béton où il se préparait pour la révolution : il introduit une conviction qui se dirige vers l’extérieur, qui en appelle quand même dans la nostalgie à l’idée d’un futur idéalisé dont il rêvait à cette époque. Contrairement à Wolf, il n’en parle pas avec amertume, car il n’a pas de Spaltung dans son identité. C’est en continuité qu’il affirme qu’il s’entraînait pour la révolution. Il pourrait ne plus croire en la révolution, il n’en reste pas moins en adéquation avec cette conviction et ce passé. C’est un rêve qui encore aujourd’hui le porte et il n’a aucun problème malgré le côté trouble de l’héritage de la RDA de défendre cette conviction.
Après les émeutes de Rostock en 1992, Gundermann avait participé à un concert contre la violence xénophobe « Gewalt — ohne mich! Aktion für Toleranz – gegen Fremdenhass.» Dans le cadre d’un des concerts, le 30 novembre à Berlin, il avait chanté Alle oder keiner qui prenait le sens d’une chanson de solidarité pour les réfugié.e.s et pour ceux qui n’ont rien, même plus leur pays :
«Ich traf eine Frau, mit ‘m Kind an der Hand.
https://www.youtube.com/watch?v=lm_Z7M5zSek
die hatte kein Haus, und die hatte kein Land.
die hatte kein’ Ztuhl, sich auszurh’n,
die hatte kein Bett, schlief in ihren Schuh’n.
und war kein Mensch mehr, und war noch kein Tier.
und wollte doch auch nicht so leben wie wir.
Aber alle oder keiner,
aber alle oder keiner…
und da traf ich einen Mann, und der hatte keinen Job.
kein Geld in der Hand, aber’n Vogel im Kopp.
der war mein Bruder, wir sind uns gleich.
wie ein Ei dem ander’n, aber der ist noch weich.
und ich bin eben schon hartgekocht.
ich kann nich’ mehr, aber der will immer noch…»
Au début du concert, Gundermann fait même une critique du nom de l’événement qui fait entendre le alle oder keiner, comme tous ou aucun :
Ich wurde also eher sagen : keine Gewalt ohne mich. Denn sozusagen, wer einer auch auf die Fresse kriegt, wir kriegen alle auf die Fresse. Alle oder keiner
C’est une des rares chansons qui n’est pas directement nostalgique. De ce fait, elle semble plus apte à exprimer la conviction sur un plan qui dépasse celui de l’identité, qui n’est pas seulement l’affirmation (ou la défense) d’un monde perdu. La nostalgie de gauche a du mal à se représenter les nouvelles oppressions qui apparaissent, elle défend habituellement ceux qui ont perdu au change, car elle a son regard tourné vers l’image du passé.
Alors que la mélancolie s’occupe du passé en tant que présent, car elle conserve la béance, la contradiction interne à ces époques, la nostalgie délimite bien les époques et, de ce fait, rate quelques fois, en restant prise dans son image, l’empathie envers ce qui se passe de nouveau. À cet égard, Gundermann considéra très bassement le « Wende », ce n’était pas une révolution à ses yeux. Il se présenta tout de même aux élections de 1990 pour un parti gauchiste composé d’exclus du SED, le Aktionsbündnis Vereinigte Linke. Il saisissait l’occasion, mais sans succès.
Un commentaire pour “Nostalgie et mélancolie de gauche: devant les ruines de l’ex-RDA – partie 7”