Par Clara Elchebly
Dès leur arrivée à Berlin, les touristes remarquent l’omniprésence du petit bonhomme lumineux nommé Ampelmännchen qui invite les piétons à traverser une rue ou, au contraire, à rester sur le trottoir pour céder la place aux voitures. Pourtant, il fut un temps où cet élément du paysage berlinois n’apparaissait que d’un côté de la ville alors divisée, du côté de la République démocratique allemande (RDA), soit Berlin-Est. De nos jours, l’Ampelmännchen nous suit dans les quartiers qui composaient jadis Berlin-Ouest et est omniprésent dans les boutiques de souvenirs de la ville, dont certaines lui sont entièrement dédiées. Comment un objet « banal » de la vie de tous les jours a-t-il pu devenir un tel symbole et occuper une place si importante dans la société ? C’est ce que je tâcherai d’expliquer dans cette série de trois articles portant sur l’histoire de l’Ampelmännchen, sur sa disparition presque complète au cours des années 1990 et sur toutes ses variantes créées depuis sa réapparition dans le paysage berlinois.
Pour comprendre l’Ampelmännchen, il nous faut d’abord nous pencher sur son histoire qui débute en 1961. Constatant le nombre croissant d’accidents de la route, le psychologue Karl Peglau propose de créer des signaux de circulation spécifiques pour chaque type d’usager de la route (Kandil et al., 2017 ; Peschke et al., 2013). Il souhaite alors créer des signaux lumineux qui établissent facilement une connexion avec les personnes vulnérables, incluant les enfants et les personnes âgées (Ampelmann GmbH, 2019a ; Peschke et al., 2013). Ainsi, ces signaux devront être émotionnellement attrayants et clairement instructifs afin de faciliter leur interprétation par les piétons (Kandil et al., 2017). Peglau conçoit donc le personnage d’Ampelmännchen, aidé par sa secrétaire Anneliese Wegner. Cette dernière produit les premiers dessins de l’Ampelmännchen et on lui doit la forme du petit chapeau que porte ce dernier, inspiré d’un chapeau de paille porté par Erich Honecker, président de la « Freie Deutsche Jugend » (FDJ, Jeunesse libre allemande) puis président du Conseil d’État de la RDA. À l’arrêt, l’Ampelmännchen rouge ouvre grand les bras et ressemble à une barrière, invitant les piétons à demeurer sur le trottoir. En mouvement, l’Ampelmännchen vert se propulse vers l’avant, invitant les piétons à se déplacer et à traverser l’intersection (Ampelmann GmbH, 2019a).
Figure 1.1. Ébauches pour l’Ampelmännchen
C’est le 13 octobre 1961 que Peglau soumet ses propositions de nouveaux feux de circulation au gouvernement de la RDA et il sera chargé en 1962 de développer un concept pour le contrôle et la sécurité des usagers de la route. Le premier Ampelmännchen sera finalement installé en 1969 à Berlin au croisement des rues Friedrichstraße et Unter den Linden (Ampelmann GmbH, 2019a, 2019b). En 1970, l’Ampelmännchen devient le personnage officiel des feux de circulation pour piétons dans toute la RDA (Kandil et al., 2017). Pendant le processus du développement de l’Ampelmännchen, ce dernier perdra ses doigts au profit de mains arrondies et, se dirigeant vers la droite dans la soumission de Peglau, il se dirigera finalement vers la gauche, suivant l’idéologie socialiste de la RDA (Ampelmann GmbH, 2019b). Au terme du processus de développement, Peglau aura toutefois la surprise de constater que l’Ampelmännchen conservera son chapeau ! (Ampelmann GmbH, 2019a)
Après la chute du mur de Berlin en 1989 et la réunification de l’Allemagne en 1990, beaucoup d’objets et de symboles de la RDA furent appelés à disparaître. Du jour au lendemain, les produits de la RDA furent remplacés par des produits de la République fédérale d’Allemagne (RFA), ne laissant pas de temps aux habitant.e.s de l’ex-RDA pour faire leurs adieux aux objets de leur quotidien (Berdahl, 1999 ; Demesmay, 2006 ; Moran, 2004). L’Ampelmännchen n’échappe pas à cette imposition de standards par la RFA et commencera à être retiré au cours des années 1990. Il ne sera pas retiré pour des raisons d’inefficacité ou de bris matériel, mais plutôt dans le contexte de ce que certains appellent la colonisation de l’Est par l’Ouest (Bartmanski, 2011 ; Jampol, 2012). En 1995, une révolte publique se déclenche afin de sauvegarder l’Ampelmännchen. (Pour plus de détails, je vous invite à consulter le deuxième article de cette série.)
Parmi les arguments mis de l’avant dans le but de sauver l’Ampelmännchen, plusieurs prétendent que le signal lumineux de l’ex-RDA est plus efficace que celui de son homologue de l’Ouest (Kandil et al., 2017). Cette affirmation demeurera non prouvée jusqu’en 2013, lorsque Claudia Peschke et son équipe publient les résultats d’une étude conçue pour répondre à la question suivante : l’Ampelmännchen est-il réellement plus efficace ou tout simplement plus mignon que son confrère de l’Ouest ? Afin de répondre à cette question, l’équipe de Peschke développe un test utilisant l’effet Stroop et compare les temps de réponse des participant.e.s à l’étude (Peschke et al., 2013).
Figure 1.2. Test de Stroop utilisé par Peschke et al.
À la surprise de Peschke et de son équipe, les résultats obtenus démontrent une différence significative entre l’efficacité de l’Ampelmännchen et celle de son homologue occidental. Le temps de réponse des participant.e.s est beaucoup plus court lorsque l’Ampelmännchen est utilisé. Peschke et al. expliquent cette différence par la forme plus saillante de l’Ampelmännchen, qui le rend plus expressif et attrayant que son confrère de l’Ouest. Par rapport à ce dernier, l’Ampelmännchen occupe environ deux fois plus de place dans l’espace du feu de circulation, ce qui augmente l’information lumineuse envoyée aux piétons, pouvant contribuer aux résultats observés (Peschke et al., 2013).
Enfin, comme l’expliquait Peglau, l’Ampelmännchen inspire la confiance auprès des piétons, avec son apparente bonhomie et son physique charnu (Ampelmann GmbH, 2019a). Il est donc plus difficile d’ignorer l’Ampelmännchen que son confrère occidental (Peschke et al., 2013).
Figure 1.3. Comparaison entre l’Ampelmännchen et son homologue de l’Ouest
Notons par ailleurs que l’Ampelmännchen a seulement été développé sous la forme d’un bonhomme. Questionné en 2001, Peglau répond qu’il n’avait tout simplement pas pensé à créer un pendant féminin pour l’Ampelmännchen. En 1995, soit 34 ans après la création de l’Ampelmännchen, le designer Hans-Jürgen Ellenberger crée l’Ampelfrau (Massia, 2014). Vêtue d’une jupe et troquant le chapeau pour des cheveux tressés, l’Ampelfrau ne fera sa véritable apparition qu’en 2004, dans les rues de Zwickau (Kandil et al., 2017 ; Spiegel, 2004).
De mon côté, mon premier contact avec l’Ampelfrau a eu lieu dans un magasin de la compagnie Ampelmann GmbH. (Pour en savoir plus sur la compagnie, je vous invite à lire les deuxième et troisième articles de cette série.) N’ayant alors jamais vu l’Ampelfrau ailleurs que sur des produits dérivés de l’Ampelmännchen, j’étais persuadée que l’Ampelfrau avait été inventée par la compagnie Ampelmann GmbH dans le but d’offrir plus de produits à sa clientèle. Ce n’est que quelques semaines plus tard, lorsque je suis allée à Dresde, que j’ai vu l’Ampelfrau utilisée comme feu de circulation.
Figure 1.4. L’Ampelfrau à Dresde
Après 2004, l’Ampelfrau devient pour certains un symbole de l’égalité homme-femme. Pour d’autres, elle rappelle certains aspects perdus de la RDA où la femme pouvait facilement concilier vie professionnelle et vie de famille. D’autres critiquent l’apparence enfantine de l’Ampelfrau ainsi que ses vêtements traditionnels, arguant que ces derniers éloignent l’Ampelfrau de son statut d’égale avec l’Ampelmännchen (Massia, 2014).
Figure 1.5. Test de Stroop utilisé par Kandil et al.
En 2017, une équipe de chercheurs menée par Farid Kandil comparait l’efficacité de l’Ampelmännchen à celle de l’Ampelfrau. Utilisant l’effet Stroop comme l’avaient fait Peschke et son équipe en 2013, l’équipe de Kandil compare les temps de réponse des participant.e.s à l’étude.
Tous résultats confondus, l’équipe de Kandil rapporte que l’Ampelfrau est aussi efficace que l’Ampelmännchen pour transmettre son information lumineuse. En classant les résultats selon le sexe des participant.e.s, les auteurs observent que chacun.e s’identifie mieux à son propre sexe qu’au sexe opposé. Ainsi, une femme répond plus rapidement au signal envoyé par l’Ampelfrau tandis qu’un homme répond plus rapidement au signal envoyé par l’Ampelmännchen (Kandil et al., 2017). Bien que l’étude n’ait été effectuée que sur un petit nombre de participant.e.s, elle permet de démontrer qu’une implantation équitable de l’Ampelmännchen et de l’Ampelfrau ne nuirait pas à l’efficacité du feu de circulation.