Par Clara Elchebly
Après la réunification de l’Allemagne, la disparition de l’Ampelmännchen fut planifiée et son retrait s’opéra presque du jour au lendemain. La République fédérale allemande (RFA) cherchait en effet à uniformiser la signalisation routière dans le pays. Outragé.e.s, des habitant.e.s issu.e.s des deux Allemagnes mirent sur pied un comité de sauvegarde de l’Ampelmännchen et réussirent à ramener ce petit personnage dans les rues. Au même moment, un designer originaire de la RFA vendait les premiers objets dérivés de l’Ampelmännchen.
Après la chute du mur de Berlin en 1989 et l’effondrement subséquent du parti au pouvoir en République démocratique allemande (RDA), la réunification rapide de la RDA avec la RFA est votée (Betts, 2000). Le 3 octobre 1990, jour de la réunification, la RDA disparaît donc de la carte du monde, intégrée dans la RFA. De façon similaire, beaucoup d’objets et de symboles de la RDA sont remplacés du jour au lendemain par des produits de la RFA (Berdahl, 1999 ; Moran, 2004). Au cours des années 1990, l’Ampelmännchen est également victime de ce processus et est tranquillement remplacé par son homologue de l’Ouest (Bartmanski, 2011).
En 1988, le designer Markus Heckhausen, originaire de Tübingen en Bade-Wurtemberg (en RFA), visite pour la première fois Berlin-Est et découvre l’Ampelmännchen (Ampelmann GmbH, 2019c ; Chauliac, 2018). Après la chute du Mur, il assiste au démontage des feux de circulation est-allemands et profite de l’occasion pour les récupérer. En 1995, il fabrique ses premiers produits avec les verres de l’Ampelmännchen : des lampes dérivées des feux de circulation (Ampelmann GmbH, 2019d).
Figure 2.1. Lampes dérivées de l’Ampelmännchen
Au même moment, le retrait de l’Ampelmännchen agit comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase et provoque une révolte publique dès 1995 (Velikonja, 2009). Aidé.e.s par quelques Allemand.e.s de l’Ouest, dont Heckhausen, des habitant.e.s de l’ex-RDA, ayant vécu une rupture radicale avec leur passé et ayant perdu tous leurs repères, mettent sur pied une campagne de solidarité afin de conserver l’Ampelmännchen : le « Committee zur Rettung des Ampelmännchens » (Chauliac, 2018).
Chauliac écrit en 2018 que « [l’Ampelmännchen] change de registre pour s’inscrire dans un mouvement de refus d’effacement des traces de la RDA ». Le choix de l’Ampelmännchen comme objet de résistance n’est probablement pas un hasard : dénué de toute connotation politique, il est un symbole à priori plutôt inoffensif (Moran, 2004). Un des cofondateurs du « Committee zur Rettung des Ampelmännchens » exprime bien une idée fréquemment véhiculée à l’époque : tout n’était pas gris en RDA. Selon lui, pour que la réunification de l’Allemagne réussisse, l’Allemagne de l’Ouest doit reconnaître que l’Allemagne de l’Est peut contribuer à l’essor de l’Allemagne réunifiée (Bartmanski, 2011 ; Betts, 2000). Dans cette optique, le retrait de l’Ampelmännchen fonctionnel n’est pas justifié. La campagne du « Committee zur Rettung des Ampelmännchens » mènera à la création de toutes sortes d’objets affichant l’Ampelmännchen, notamment des tee-shirts, des cartes postales, des tapis de souris et des porte-clefs afin de promouvoir le petit bonhomme est-allemand et d’assurer sa survie (Cooper, 1998 ; Velikonja, 2009).
À la longue, l’Ampelmännchen ne fut pas seulement sauvé de l’extinction, mais également incorporé dans les anciens quartiers de Berlin-Ouest et même dans certaines villes de l’Allemagne de l’Ouest (Bartmanski, 2011). (Pour en savoir plus sur l’expansion du territoire couvert par l’Ampelmännchen, je vous invite à consulter le troisième article de cette série.) Il devient même pour certains un symbole de l’Allemagne réunifiée et de sa « résurrection » (Bach, 2017).
Parallèlement à la campagne du « Committee zur Rettung des Ampelmännchens », Heckhausen expose ses six premiers modèles de lampe à l’effigie d’Ampelmännchen. Il attire alors l’attention des journalistes et est invité en 1996 à rencontrer le créateur de l’Ampelmännchen, le psychologue Karl Peglau (Ampelmann GmbH, 2019d). Après cette rencontre, Heckhausen travaille sur un livre relatant l’histoire de l’Ampelmännchen qui sera publié en 1997 et intitulé « Das Buch vom Ampelmännchen » (Ampelmann GmbH, 2019c ; Massia, 2014).
Heckhausen a toutefois de la difficulté à mettre la main sur les verres des feux de circulation à l’effigie de l’Ampelmännchen (Bartmanski, 2011). Il entre donc en contact avec Joachim Roßberg, un ingénieur originaire de la Saxe. Roßberg était responsable sous la RDA de la production des feux de circulation et Heckhausen lui achètera des verres à l’effigie de l’Ampelmännchen (Massia, 2014 ; Haustein-Teßmer, 2005). Parallèlement, Roßberg fabrique des produits dérivés de l’Ampelmännchen et dépose ses premiers brevets en 1997 (Haustein-Teßmer, 2005). La compagnie de Heckhausen, Ampelmann GmbH, sera quant à elle fondée en 1999 (Ampelmann GmbH, 2019d).
D’un côté, la compagnie de Roßberg développe des produits comme des tee-shirts et des porte-clefs, ainsi que du schnaps à l’effigie de l’Ampelmännchen et de « l’Ampelfrauchen » (Massia, 2014 ; Haustein-Teßmer, 2005 ; Roßberg, 2006). Ce dernier produit fut vivement critiqué, y compris par Peglau, en raison de l’association non recommandée de l’alcool avec la sécurité routière. De l’autre côté, la compagnie de Heckhausen continue de produire des lampes et développe au fil des ans d’autres produits dérivés de l’Ampelmännchen (Massia, 2014).
Figure 2.2. Schnaps dérivé l’Ampelfrau
En 2005 débute un procès entre Heckhausen et Roßberg : Heckhausen accuse Roßberg de ne pas utiliser pleinement ses droits de commercialisation et réclame l’annulation des brevets détenus par Roßberg (Deutsche Welle, 2005). Après deux ans de procédures, Heckhausen obtient finalement les droits pour la majorité des produits dérivés de l’Ampelmännchen, incluant les vêtements, les accessoires de bureau et la bière. Roßberg conserve quant à lui quelques droits, notamment pour la commercialisation du schnaps, son produit le plus rentable (Massia, 2014).
On peut s’étonner et même s’insurger du fait que les droits d’exploitation d’un objet typiquement est-allemand ont été octroyés à un Allemand de l’Ouest. C’est du moins l’impression que j’avais lorsque je commençais à me renseigner sur ce procès. En faisant mes recherches, j’appris qu’au début du procès, le public allemand soutenait les revendications de Roßberg. Ce dernier ne fit toutefois rien pour maintenir la sympathie du public, déformant l’histoire de l’Ampelmännchen en proclamant qu’il était son créateur. De son côté, le véritable créateur de l’Ampelmännchen, Peglau, soutenait plutôt les revendications de Heckhausen. C’est ainsi que, petit à petit, Roßberg perdit le support du public et que le cas fut jugé en faveur de Heckhausen (Massia, 2014).
Massia note en 2014 que les employé.e.s de la compagnie Ampelmann GmbH provenaient pour la plupart de l’ex-RDA. De plus, après la victoire de Heckhausen pour les droits de l’Ampelmännchen, la compagnie aurait l’occasion d’étendre sa production, laquelle serait principalement basée dans des villes de l’ex-RDA (Massia, 2014). Ainsi, bien que la compagnie appartienne à un Allemand de l’Ouest, elle reste enracinée en ex-RDA. La réunification de l’Allemagne a malheureusement entraîné la fermeture de plusieurs entreprises en ex-RDA et de nombreux.euses Allemand.e.s de l’Est ont alors perdu leur emploi. En survivant à l’extinction, l’Ampelmännchen a permis de préserver des emplois en ex-RDA, chose pour laquelle on peut lui être reconnaissant.